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Mrs Boyle prenait son petit déjeuner. Il n’y avait personne d’autre dans la salle à manger. À la table voisine, la place du major Metcalf avait été débarrassée. Quant à la table de Mr Wren, le couvert n’y avait pas encore été touché. Un lève-tôt, indubitablement, et un lève-tard. Mrs Boyle, quant à elle, savait de toute éternité qu’il n’est qu’une heure décente pour le petit déjeuner : 9 heures pile.
Mrs Boyle venait de déguster une excellente omelette et passait à grand bruit un toast sous les meules de ses fortes dents blanches. Elle rongeait simultanément son frein, incapable qu’elle était de décider si elle allait céder à un accès de mauvaise ou d’exécrable humeur. Monkswell Manor ne correspondait pas du tout à l’idée qu’elle s’en était faite. Elle avait rêvé bridge et vieilles filles inodores et sans saveur qu’elle aurait pu impressionner par sa position sociale autant que ses relations et à qui elle se fût arrangée pour laisser deviner le rôle prépondérant, quoique classé « secret défense », qu’il lui avait été donné d’assumer durant la guerre.
La fin des hostilités avait sonné la fin des espérances de Mrs Boyle, soudain jetée dans la vie civile comme Robinson l’avait été sur son île déserte. Ç’avait toujours été jusque-là une femme active, discourant jusqu’à plus soif d’efficacité et d’organisation. Son trop-plein d’énergie était tel que jamais personne n’avait eu le loisir de s’interroger sur ses compétences réelles en matière d’organisation. Les activités du temps de guerre lui étaient allées comme un gant. Elle avait été à même de houspiller ses sous-fifres, de les tyranniser, de harceler ses supérieurs hiérarchiques – le tout, pour rendre à César ce qui est à César, sans cesser jamais de payer largement de sa personne. Des hordes de malheureuses femelles avaient paniqué au moindre de ses froncements de sourcils. Or, cette vie exaltante n’était plus désormais qu’un souvenir. Mrs Boyle avait été renvoyée dans ses foyers… pour découvrir qu’elle n’avait plus de foyer. Ses amis s’étaient dispersés. Sa maison, qui avait été réquisitionnée par l’armée, avait besoin d’être restaurée de fond en comble avant qu’elle puisse songer à y effectuer un retour – retour en outre compromis par la pénurie de domesticité. Nul doute qu’elle ne puisse un jour retrouver la douceur du bercail, mais, pour le moment, force était de trouver un endroit où poser son barda. Un hôtel ou une pension de famille semblait tout indiqué pour ça. Et c’est ainsi qu’elle avait jeté son dévolu sur Monkswell Manor.
Elle promena autour d’elle un regard réprobateur :
« Très malhonnête de leur part, se dit-elle, de ne pas m’avoir précisé qu’ils étaient d’absolus débutants. »
Elle repoussa encore un peu plus son assiette. Le fait que ce petit déjeuner se soit révélé excellent et bien servi, avec un très bon café et des confitures maison, ne faisait curieusement que l’irriter davantage. Ça l’avait frustrée d’un légitime motif de récriminations. Draps brodés et un oreiller moelleux, le lit aussi s’était révélé confortable. Si Mrs Boyle aimait le confort, elle n’en aimait pas moins trouver le détail qui cloche. Et la seconde partie de la proposition l’emportait sans doute sur la première.
Se levant et quittant la salle à manger d’un air majestueux, Mrs Boyle croisa sur le seuil cet invraisemblable jeune homme aux cheveux roux. Il arborait ce matin-là une cravate écossaise d’un vert à hurler… et qui plus est une cravate de laine !
« On aura tout vu ! frémit Mrs Boyle. Vraiment tout ! »
Et cette façon qu’il avait de la regarder de travers avec ses horribles yeux pâles lui déplut tout aussi souverainement. Il y avait quelque chose d’inhabituel dans ce regard un tantinet moqueur… quelque chose qui vous donnait des frissons dans le dos.
« Un dérangé mental que je n’en serais pas autrement étonnée », se dit Mrs Boyle.
Elle répondit à sa courbette grand-siècle par une courte inclinaison de la tête et traversa le salon tel un vaisseau de haut-bord. Tiens ! des fauteuils confortables, tout spécialement la bergère tapissée de rose. Autant signaler tout de suite de manière évidente que ce serait désormais son fauteuil. Elle y déposa avec précaution son tricot et alla tâter les radiateurs. Comme elle l’avait soupçonné, ils étaient à peine tièdes alors qu’ils auraient dû être bouillants. Une lueur belliqueuse brilla dans ses yeux. Là, elle avait enfin trouvé l’observation qu’elle n’allait pas se priver de faire.
Elle regarda par la fenêtre. Un temps affreux… innommable. Non, elle ne ferait pas de vieux os ici… à moins qu’il n’arrive des gens susceptibles de dérider l’atmosphère.
Une plaque de neige se détacha du toit et vint s’écraser devant la fenêtre dans un froissement soyeux.
— Non, décréta-t-elle à voix haute, je ne ferai pas de vieux os ici !
Quelqu’un se mit à rire – ou plutôt à émettre une sorte de gloussement qui grimpait dans l’aigu. Elle tourna brusquement la tête.
Le jeune Wren était resté sur le seuil de la salle à manger. Et il la regardait avec cet air à vous donner froid dans le dos.
— Non, dit-il. Je ne pense pas non plus que vous en ferez.